mardi 27 septembre 2016

Un Pont sur la Brume : Préparer l'après-bac pour éloigner la mort


Kit Meinem d’Atyar est peut-être le plus doué des architectes de l’Empire. Peut-être… et tant mieux. Car il lui faudra convoquer toutes ses compétences, l’ensemble de son savoir pour mener à bien la plus fabuleuse qui soit, l’œuvre d’une vie: un pont sur le fleuve de brume qui de tout temps a coupé l’Empire en deux. Un ouvrage d’art de quatre cent mètres au-dessus de l’incommensurable, cette brume mortelle, insondable, corrosive et peuplée par les Géants, des créatures indicibles dont on ne sait qu’une chose : leur extrême dangerosité…
Par-delà le pont… l’abîme, et pour Kit une aventure humaine exceptionnelle.

(4e de couverture)

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Juste après avoir lu les 125 pages du roman - d'une traite et avec le plaisir de la lecture fluide et agréable - je me suis demandé ce qui s'était passé dans cette histoire. Un pont avait été bâti, certes. Pas n'importe lequel, un pont grandiose, apte à faciliter une traversée jusqu'à présent dangereuse et même trop souvent mortelle sur un fleuve de brume. Un ouvrage d'art érigé sous l'autorité d'un architecte débarquant en zone inconnue, qui doit s'imposer à une population méfiante, et qui le fait bien, au final, humainement parlant. La présence de monstres aquatiques - ou brumeux - laissait présager des batailles homériques opposant les bâtisseurs humains à cette faune. Mais non.

Dis comme ça, on se demande donc ce qui a scotché le lecteur tout au long du roman. Pourquoi, quand on finit ce livre, il est satisfait, il a passé un moment agréable. Même davantage, tant le goût de ce moment persiste en bouche, comme pour un bon rhum vieux. Et comme pour le rhum, on apprécie, mais on ne sait pas toujours exactement pourquoi, en tout cas pas dans l'immédiat. Il faut attendre quelques instants que s'exhalent les parfums. Il faut chercher à savoir ce qui nous a touché.

Des personnages tirés vers le haut

Alors, en vrac, quelques impressions.  Dans Le Pont sur la Brume, on peut aimer le fait que tous ceux qui ont approché l'architecte ont été tirés vers le haut. Pour un bâtisseur de ponts, c'est bien le moins... Ainsi, l'architecte qui était déjà sur place, et qui pensait récupérer le projet finalement destiné à Kit Meinem d'Atyar, travaillera avec ce dernier puis se verra confier plus tard un autre projet, encore plus grandiose. Ainsi encore, un des "passeurs", ceux qui transportent les passagers sur un bac pour traverser le fleuve de brume, très hostile au départ à l'arrivée de Kit, aspirera à se lancer dans des études pour préparer la fin du bac (eh eh !) engendré par la mise en place du pont. Les habitants d'un côté comme de l'autre du pont, initialement méfiants, comprendront peu à peu les retombées économiques potentielles des passages fréquents dans leurs villes, et adapteront leurs activités. Et Rasali, conductrice de bac elle aussi, avec qui Kit vivra une histoire d'amour, acceptera, quand son métier aura disparu, de "renaître", de changer de nom - car dans ce monde, on porte le nom de son métier - et de se lancer dans un grand projet exaltant.


Ni gore ni horreur
Pendant ce temps, pendant ces quelques années de construction du pont, le fleuve de brume, lui, ne change pas. Les monstres qui le peuplent sont toujours aussi meurtriers et renversent régulièrement l'embarcation et ses navigants qui passent par là au mauvais moment. On ne les "voit" pas, on les sent, on les devine, ils font peur, ils structurent l'histoire des habitants, mais ceux qui les voient sont déjà morts, finalement. Ne cherchez pas de gore ou de frissons d'horreur, même si les descriptions de traversées sont flippantes. On ne les voit jamais, ces géants, sauf à la fin. Quand le héro, Kit, peut en observer un, du haut du pont, sans danger, comme on regarderait une bête de zoo. Et ces monstres, qui occupaient l'histoire, les esprits, s'immisçaient involontairement dans les relations humaines, ces monstres vont perdre leur place centrale, et être vus avec distance, au sens propre comme au figuré. Et sans doute - mais l'histoire ne le dit pas - cette destitution provoquera-t-elle des changements importants dans la psychologie et la sociologie des groupes humains concernés.

Au final, un récit sur le progrès scientifique - concrétisé par le montage de ce pont de haute technologie - et ses conséquences, bonnes ou mauvaises, sur la vie des gens, leurs histoires singulières et collective. Une belle description de gens faits de chair et d'esprit. Un beau récit, écrit avec une douceur remarquable, malgré un sujet porteur d'effrois, de morts, de rocs et de métaux. On décèlera sans aucun doute, dans cette longue finale post-lecture qui persiste en bouche, d'autres arômes, d'autres évocations. Mais il faut savoir parfois analyser avec modération...

La page 77




Un Pont sur la Brume, de Kij Johnson. Editions Le Belial'. Coll. Une Heure-Lumière. 2016.


samedi 24 septembre 2016

Revue Dessinée d'automne : Migrations, démocraties, des faits, des gens


Avec un reportage sur le camp de Calais, cela fait plusieurs fois que la Revue Dessinée s'attarde sur la question des réfugiés, et elle a raison. Les médias présentent le sujet comme "la plus grande crise migratoire depuis la dernière guerre mondiale", ou comme un problème qui divise, qui fait peur, et qui hystérise la société française, et c'est vrai, malheureusement. Mais derrière les chiffres, les masses, les concepts, les amalgames de toutes sortes, il y a tout simplement des gens qui ont eu le courage de risquer leur vie pour rester en vie. Et on ne saurait trop remercier la Revue Dessinée de décrypter les faits et de donner chair humaine aux personnes concernées, loin de la compassion excessive et stérile comme du jeu dangereux de l'interpellation identitaire. Ici, il s'agit de mieux comprendre et de se poser en citoyens, pas de suivre le pseudo raisonnement politique d'un crétin d'extrême gauche ou d'une manipulatrice d'extrême droite.

A propos de jeu politique, une très bonne séquence sur les dessous de la réalisation d'une loi, celle d'Emmanuel Macron, donne ce qu'il faut d'infos pour se rendre compte que réaliser une loi n'est pas simple, et que tout en politique est affaire de rapports de force qui peuvent varier à chaque instant. On le voit, légiférer au nom du peuple est un combat qui échappe au peuple, mais en contrepartie, manifestement, un ministre ne peut pas imposer ses choix et son bon-vouloir...


Lange, culture et libertés

En revanche, il y a des lobbies qui s'imposent aux acteurs démocratiques, et ça, ce n'est pas rassurant. Le Flash Ball, le LBD40, lanceurs de balles en caoutchouc contre les manifestants un peu trop agités, sont manipulés par des agents des forces de l'ordre pas toujours au top de la manipulation, et pas toujours d'équerre avec les règles de sécurité. Qu'importe, cela rapporte à des entreprises, et tant pis si cela tue ou handicape à vie, parfois... La BD développée sur le sujet est édifiante et passionnante.

Mais heureusement il y a aussi du positif et du remontage de moral dans ce numéro (d'ailleurs une tendance à noter depuis au moins le dernier opus : on n'est plus seulement dans la lamentation et le désespoir, toujours mis en avant par les extrémistes et qui nourrit surtout le populisme, donc merci la Revue). On apprend des mots (cette fois-ci le mot "personne"), on apprend une pratique sportive (le catamaran, c'est pas si simple), on se cultive (séquence musique, séquence film avec "In the Mood for love"), on se réjouit d'être dans un pays de liberté du dessin de presse (focus sur la caricature)...

Bref, la Revue Dessinée a encore réussi son coup, le numéro d'automne est plein d'infos et de sujets à penser, et dans cette période d'entame de campagne présidentielle qui affiche déjà un niveau de débat public en dessous de zéro, cette publication contribue autant que possible à éviter un naufrage des valeurs démocratiques et républicaines qui arrangerait pourtant certains prétendants avides de pouvoirs.

La page 77



La Revue Dessinée, automne 2016, n° 13.








mardi 6 septembre 2016

Déviations : Des histoires normales mais presque

Il y a des sons, des odeurs, des couleurs, qui sont peints sans grandiloquence, sans tentative d'en mettre plein la vue. Dans ce recueil de nouvelles, les intrigues sont conduites presque tranquillement, comme si tout cela coulait de source, finalement. Comme si tout était normal, au moins au départ, puis peut-être un peu moins normal, puis encore moins... Les tensions montent peu à peu, ligne par ligne, insensiblement, puis un peu plus sensiblement. Puis douloureusement...

Car ces nouvelles sont violentes. Un fait divers sanglant dans une école, des adeptes d'une secte inquiétante dans un bâtiment désaffecté, une mannequin qui doit rester maigre quelle que soit la méthode, un jeune homme qui fait de la musculation avec une idée en tête, une émission télé racoleuse qui échappe à son animateur, une histoire d'amour qui finit curieusement... La fin du recueil comporte quelques pépites plus légères, voire amusantes. On se prend même à soutenir Dieu, je ne vous dis que ça, mais c'est vous dire... 
En tout cas le titre du recueil est bien choisi. Le mieux, dans Déviations, est de se laisser s'y perdre. 

La page 77


samedi 3 septembre 2016

L'Emprise : Marche sanglante sur l'Elysée


Un favori à l'élection présidentielle, le président d'un groupe militaro-industriel, un directeur du renseignement intérieur, un syndicaliste disparu après le meurtre de sa famille, une photographe chinoise en vogue... Qu'est-ce qui peut les relier ?
Lorraine, agent des services secrets, est chargée de faire le lien. De Paris, en passant par la Bretagne et l'Irlande, pourra-t-elle y parvenir ? Rien n'est moins certain. 
(4e de couverture)

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Lire un bouquin hyper glauque sur les élections présidentielles, le pouvoir, le monde politique, leur lien avec la barbouzerie, le tout dans un univers cynique, violent, sexualisé à outrance... Il y a de quoi mal réagir et rester chez soi aux prochaines échéances électorales. Et pourtant, après ce premier épisode, je lirai le deuxième, subtilement intitulé "Le Quinquennat". On baigne dans l'actu, que voulez-vous. Ah oui : et j'irai voter malgré tout. 

"Tous pourris" ? 
Car il faut avoir le civisme bien accroché pour ne pas sombrer, en lisant ce livre, dans un sentiment facile à choper du genre : "Je l'avais bien dit, ils sont tous pourris." Faut dire que l'histoire mêle tout ce qui alimente la discussion de bistrot. En plus subtile évidemment. Plutôt accompagné d'un cocktail que d'un verre de côte. Une dose de politique, deux doses d'ambition, trois doses de corruption, quatre de sexe (triste, juste pour se vider les nerfs), cinq de mépris surtout pour sa femme et ses enfants... Bref c'est moche, les personnages sont tristes, on plonge dans la fange, on se demande ce que ces gens trouvent comme plaisir à chercher le pouvoir. A part une bonne névrose, un gros pépin à dénicher dans les profondeur de la chair de l'enfance, un gros truc qu'on n'arrive même pas à recracher sans cracher sur la gueule des autres. 

Un peu de distance
Mais si on reste calme, un peu de distance avec cette histoire permet de se souvenir qu'on connaît tous personnellement des gens engagés en politique et qui sont honnêtes, qui aiment l'intérêt général et les gens. Et que finalement, tout cela n'est qu'un roman. Flippant et crade, certes. A des niveaux de pouvoir inaccessibles au commun des mortels, soit. Un chouïa exagéré sans aucun doute. Racontant une machinerie tordue au suspens efficace à coup sûr. Avec des entourloupes et des chausses-trappes insupportables et destructeurs il va sans dire.
Mais tout cela ne reste qu'un roman... 

Non ?

La page 77

L'Emprise. Trilogie de l'Emprise. Par Marc Dugain. Folio. 2014.